Charleville-Mezières, le 14 juillet 1996,
Marthe ne connaissait plus ni week-ends, ni jours fériés. Désormais, elle se rendait à l’hôpital de façon quotidienne. Plus de jours de repos. Elle travaillait sans relâche. Ses collègues s’étonnaient de cette assiduité qu’ils assimilaient à un zèle suspect. Le peu de sympathie qu’elle suscitait dans le service avait fini par s’évanouir. On n’aime pas ceux qui s’écartent de la norme. Isambert, lui, s’en inquiétait. Le psychiatre voyait d’un mauvais œil ce surinvestissement et redoutait plus que tout de voir l’infirmière glisser dans une empathie trop forte avec sa protégée.
- Ma chère Marthe, il convient de conserver une distance avec les patients, surtout avec ceux du type de Juliette Laffont. Il n’y a rien de plus dangereux que la dérive fusionnelle dans laquelle vous êtes engagée. Pour elle, comme pour vous. Vous êtes trop proche d’elle, vous allez vous brûler les ailes.
Il avait dit cela sur un ton paternaliste, protecteur, comme le simple conseil d’un praticien expérimenté à une jeune infirmière trop investie dans sa mission mais Marthe savait qu’au besoin, il n’hésiterait pas un seul instant à intervenir avec fermeté. Il pouvait tout simplement l’écarter de la chambre 12, pour l’affecter à un autre service. C’était la pire chose qui pouvait lui arriver. De cela, Marthe ne voulait à aucun prix. Elle préféra jouer franc jeu. Elle demanda et obtint une entrevue avec son chef de service.
Isambert accepta de la recevoir le jour de la Fête nationale. Une date bizarre pour une telle rencontre. En fait, il était comme elle, scotché à son service, négligeant sa vie familiale pour consacrer l’essentiel de son temps à ses malades. On racontait qu’il était en instance de divorce, que sa femme ne supportait plus de le voir passer ses journées et une partie de ses soirées à l’hôpital. Il pouvait difficilement reprocher à Marthe sa présence sur son lieu de travail. Cela ne faisait d’ailleurs pas partie de ses intentions. Ce qui le tracassait, c’était le côté fusionnel de la relation qui s’était établie entre les deux femmes. Une complicité qui échappait à son contrôle depuis qu’il avait autorisé l’infirmière à gérer elle-même la périodicité du traitement et jusqu’à sa posologie, la dimension la plus technique, celle qui relevait strictement de la compétence du médecin. Quelle imprudence il avait commise ! Dans quelle folie s’était-il engagé ? Et, surtout, comment allait-il pouvoir changer le cours des choses ?
Marthe s’assit devant l’immense bureau gris sur lequel s’amoncelaient les dossiers qu’Isambert n’avait pas le temps de ranger et, pour tout dire, que son tempérament naturellement désordonné ne l’inclinait pas à mettre en ordre. Sa secrétaire avait renoncé à lui forcer la main. Elle avait adopté la nonchalance de son patron comme un mode de vie commode et agréable. Puisque lui s’en accommodait, pourquoi pas elle ? D’ailleurs, aurait-il supporté qu’elle vînt se mêler de ce qui se trouvait sur son bureau ? Les dossiers s’entassaient et il répugnait à leur consacrer le temps que ceux-ci réclamaient. Son truc, c’était la proximité des malades, l’entretien qui lui permettait de pénétrer les âmes, de mettre à nu leur subconscient. Les relevés d’analyse, les prescriptions médicamenteuses, l’analyse des effets des traitements ne l’intéressaient que médiocrement. Tout au plus y consacrait-il le minimum de temps nécessaire à la bonne gestion de son service, c’est-à-dire au suivi de ses patients. Il prescrivait parce qu’il fallait bien le faire mais il déléguait l’essentiel de ce travail de soin au personnel infirmier. Par contre, il raffolait des séances de psychothérapie qui étaient devenues son activité principale. Il ne se lassait pas de ces plongées dans le subconscient de ses malades. Il avait gardé en mémoire les propos de l’un de ses anciens chefs de clinique : « Le cerveau de la plupart de nos patients ressemble à Beyrouth. Il faut parvenir à trouver le Passage du Musée. » Il avait consacré sa carrière à chercher ce passage, convaincu que les traitements chimiques n’étaient que des palliatifs et le temps un escroc de première. Maintes fois, il regrettait de n’avoir pas ouvert une officine de psychothérapeute. Non seulement, il aurait fait fortune mais il aurait pu se consacrer à plein temps à se mouvoir dans les méandres de leur subconscient alors qu’ici, il ne faisait que veiller sur des âmes mortes. Certaines acceptaient de se livrer, de lui parler de leurs souffrances et l’autorisaient, l’espace de quelques séances, à pénétrer leur intimité psychique. Il n’en tirait en général qu’un maigre résultat, un soulagement passager de ses patients, avant le retour dans la douleur profonde qui les tenait, soit dans une prostration totale, soit dans des bouffées délirantes. L’essentiel de leur traitement résidait dans le médicamenteux, la chimie, ce compartiment de la médecine qui l’ennuyait et qui alimentait les dossiers amoncelés sur son bureau.
Il avait fondé sur le cas de Juliette Laffont de grands espoirs. Elle avait assassiné ses parents. Cet acte, hautement symbolique, lui ouvrait les portes d’une aventure thérapeutique hors du commun. Il représentait à lui seul la quintessence du rêve freudien. Mettre à jour les circonstances particulières qui avaient, chez cette jeune fille, ressuscité le crime d’Œdipe, il y avait là matière à l’une des plus belles études dont Freud lui-même n’eût osé rêver. Mais Juliette Laffont lui avait échappé. Malgré l’amertume causée par cet échec, il avait assez de lucidité pour admettre que cette gamine qui se tenait devant lui, bardée d’un simple diplôme d’infirmière et d’un semblant de spécialisation, était en passe de réussir là où il avait échoué. Ce petit bout de femme, assise en face de lui avec sa mine contrite, était en train de ramener à la vie une patiente qu’il croyait à tout jamais perdue dans les arcanes de la folie, dans le Beyrouth où l’on ne pouvait pénétrer. Il fallait admettre que le Passage du Musée n’était accessible qu’au prix de renoncements ou, plus exactement de concessions, comme la confiance aveugle accordée à Marthe. Pour accéder au Beyrouth secret, il avait besoin d’un passeur et la jeune infirmière remplissait cet office. Beaucoup de choses rapprochaient les deux femmes : leur âge, leur hypersensibilité et sans doute beaucoup d’autres traits de caractère. Marthe n’avait pas eu besoin de recourir à quelque technique que ce fût pour gagner la confiance de Juliette. Douceur, patience et disponibilité avaient été les ingrédients de base de cette reconquête. Marthe souhaitait lui parler et il n’avait jamais été aussi impatient de l’entendre. Il toussota, prit un coupe-papier qu’il tritura pour se donner une contenance et invita l’infirmière à prendre la parole.
- Vous avez souhaité me parler. Je vous écoute. Comment va notre patiente ?
Marthe était décidée à ne pas emprunter de détours pour aborder le cœur du sujet.
- Plutôt bien. Je dirais même très bien puisqu’elle a commencé à parler.
Le psychiatre bondit sur son siège.
- Comment cela ? s’exclama-t-il, elle parle et vous ne m’avez rien dit ! Depuis quand ?
Marthe sentit son visage s’empourprer. Qu’importait ! Il fallait assumer.
- Depuis environ un mois. Je ne vous ai rien dit parce qu’elle me l’a demandé. J’ai eu peur de tout compromettre en la trahissant.
Isambert cherchait à dominer sa colère. Néanmoins, sa voix tremblait.
- Etes-vous consciente de la gravité de votre comportement ? Vous auriez pu me faire confiance. J’aurais été capable de garder pour moi votre confidence. Ne vous ai-je pas accordé suffisamment ma confiance pour être payé de retour ?
- Pardonnez-moi ce qui est certainement de ma part une faute mais c’est précisément en raison de cette confiance que vous m’accordiez que j’ai pris cette initiative. Sans cette confiance, jamais je ne serais parvenue à ce résultat.
En même temps qu’il l’écoutait, Isambert commençait à comprendre les raisons qui avaient conduit sa collaboratrice à se montrer aussi assidue depuis plusieurs semaines. La jeune femme avait compris la nécessité d’une présence continue, d’une régularité sans faille dans la communication avec la patiente, pour gagner sa confiance, la maintenir et l’amener à s’ouvrir. C’était sans doute une leçon de ténacité et de modestie à méditer. Finalement, cette femme lui ressemblait par bien des côtés. Avec quelques années d’études supplémentaires, elle aurait sans doute fait une excellente thérapeute.
- Est-il indiscret de vous demander ce qu’elle vous a confié ?
- En fait, pas grand’chose. Il semblerait qu’elle ait vécu un épisode traumatisant dans son enfance, vers l’âge de dix ans. Une histoire que ses parents auraient étouffée. Je n’ai pas réussi à en savoir davantage. Elle s’exprime par images, ne nomme pas clairement les choses. Son discours semble codé et je ne dispose pas des clefs. Je crains qu’il s’agisse d’une affaire de violences, voire d’abus sexuels.
- Un inceste ?
- Je l’ignore.
- Voilà pourquoi il est important que je sois informé et que, le cas échéant, je puisse l’entendre. Je suis le thérapeute et, si vous me permettez de filer votre métaphore, je ne dispose pas du trousseau entier mais je possède quelques clefs qui pourraient m’aider à comprendre l’origine réelle de son traumatisme.
Il poursuivit.
- Vous pensez-vous en mesure de la convaincre de me parler ?
- Il n’y a rien de moins sûr.
- Pourtant, vous allez essayer.
Après un instant d’hésitation, Marthe reprit la parole, la voix peu plus assurée.
- Je me suis permis, chaque soir, de noter tout ce qu’elle me disait dans la journée. Voici ce journal, ajouta-t-elle, en sortant de son sac, un petit cahier d’écolier.