A paraître vraisemblablement debut 2013...
Le foyer Saint-Vincent ressemblait à un établissement thermal. Nichée au fond d’un parc profond peuplé de châtaigniers, au bout d’une allée de gravier blanc, une immense bâtisse à la façade ponctuée de trois rangées de colonnades s’offrit à la vue de la jeune femme. Elle était en retrait d’une immense esplanade à laquelle on accédait par un escalier monumental. A l’ombre d’un déambulatoire, assis côte à côte, sur une longue banquette de bois, à demi-cachés par les colonnes aux motifs doriques, des pensionnaires prenaient l’air. Quelques-uns s’étaient aventurés en plein soleil pour goûter à la douceur de cette belle journée de printemps. Sahra chercha à retrouver parmi eux le vieux brocanteur. Après seulement quelques années, il ne devait pas avoir changé au point de ne pas pouvoir le reconnaître. Une infirmière croisa son chemin. Elle se décida à l’interpeller.
- Je viens rendre visite à monsieur Giordano, Charles Giordano. Savez-vous où je peux le trouver ?
L’infirmière le connaissait.
- Il est dans sa chambre, au premier. Il n’en sort pratiquement plus. Chambre 154. L’ascenseur est au fond du hall.
Le hall était à l’image de la bâtisse : monumental. Sahra négligea de s’adresser à l’accueil où, au demeurant, deux employées semblaient débordées par des familles en quête de renseignements. La chambre de Charles Giordano se trouvait en face de l’ascenseur. Entrouverte, elle paraissait plongée dans l’obscurité. Bien que la fenêtre donnât au nord, les rideaux étaient tirés et la jeune femme dut attendre que sa vision se fût accommodée à la pénombre pour apercevoir, installé dans un fauteuil, un homme qui somnolait.
- Monsieur Giordano, chuchota-t-elle à plusieurs reprises, en s’approchant du vieil homme.
Elle ne le reconnut qu’au moment où il ouvrit ses yeux pour la contempler d’un air hébété.
- Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
- Sahra Manet, celle qui vous a racheté votre magasin.
Il y avait de quoi être inquiet. Le vieillard – car son état physique et l’atonie de sa voix ne laissaient rien présager de bon quant à son état intellectuel – se redressa légèrement pour mieux voir celle qui lui rendait visite. Soudain, son visage s’illumina d’un sourire qui le fit rajeunir.
- Je vous reconnais, dit-il. Vous avez repris mon dépôt-vente. C’est gentil de venir me voir. Je ne vois pas grand monde. Ma fille ne vient qu’une fois par semaine, le samedi ou le dimanche, ça dépend.
Il faisait pitié à voir, recroquevillé dans une vieille robe de chambre en pilou, trop grande pour lui et usée jusqu’à la corde. Sa famille ne semblait pas s’en préoccuper beaucoup. Sahra sortit de son sac la boîte de macarons achetée le matin même et la lui tendit. Une larme coula sur la joue du vieillard et, de ses lèvres desséchées, elle crut entendre sortir un « Merci, c’est très gentil », plein de trémolos. Elle s’assit sur le bord du lit pour engager la conversation.
- Pourquoi ne sortez-vous pas de votre chambre pour prendre l’air ? Il fait bon dehors. Voulez-vous que je vous accompagne dans le parc ? lui proposa-t-elle en avisant le fauteuil roulant rangé de l’autre côté du lit.
- C’est ma phlébite qui m’empêche de me déplacer. Je pourrais prendre mon fauteuil mais je suis trop faible pour le manœuvrer. Je dois demander de l’aide et j’ai l’impression de déranger.
Sahra l’aida à se lever et, tant bien que mal, parvint à l’installer dans le fauteuil. Le vieux brocanteur semblait transporté de plaisir.
- Vous êtes aussi gentille que vous êtes jolie, lui lança-t-il, profitant de l’intimité de l’ascenseur, craignant sans doute d’être entendu par les autres pensionnaires ou par le personnel.
Sahra reprenait espoir. Même grabataire, un vieux qui vous fait la cour ne peut pas avoir perdu toutes ses facultés intellectuelles. Elle choisit de l’emmener à l’ombre d’un arbre, à l’écart des autres pensionnaires et à proximité d’un banc, pour une interview dont elle attendait beaucoup. Une vieille arc-boutée sur sa canne passa à proximité et s’arrêta quelques instants pour leur parler du temps, des bienfaits des promenades dans le parc, de sa surprise de le voir ici, lui qui ne sortait jamais, pour lui demander si la jeune femme qui l’accompagnait était sa fille ou sa petite fille, si elle avait fait beaucoup de route pour venir le voir, que ça le changeait de son autre fille qui ne le sortait pas et qui ne restait jamais longtemps. Sahra vit venir l’instant où elle allait s’asseoir sur le banc pour prolonger son bavardage. Enfin, la vieille s’éloigna.
- C’est une emmerdeuse, lâcha le père Giordano. Elle n’arrête pas de jacasser et d’enquiquiner tout le monde. Une véritable pipelette et une langue de vipère. Je préfère de loin votre compagnie. Mais qu’est-ce qui vous amène ici ?
- Rien de grave, monsieur Giordano, rien de grave. Juste quelques objets que j’ai vendus et dont je ne connais pas le propriétaire. De ce fait, je ne peux pas lui reverser sa part de la vente. Je voulais savoir si vous saviez où le trouver.
- Et vous avez fait toute cette route rien que pour ça ?
Sahra était honteuse d’avoir menti à ce vieil homme. Elle n’avait trouvé que ce pitoyable mensonge comme seule explication plausible à sa venue. Et tout cela pour s’apercevoir que cet argument était irréaliste et que le vieux brocanteur n’était pas dupe.
Elle décida de jouer franc jeu. Le vieux bonhomme méritait ce respect.
- En vérité, le nom du propriétaire de ces objets est mentionné dans Var-Matin dans un article consacré aux meurtres commis en Dracénie.
- C’est vrai qu’il s’en passe de belles là-bas ! s’exclama-t-il. J’ai suivi ça à la télé. Une drôle d’histoire !
- Une drôle d’histoire, en effet. Mais mon client n’a peut-être rien à voir avec ces meurtres.
Le vieux brocanteur posa sa main sur son bras.
- Et comment s’appelle-t-il votre bonhomme ?
- Laffont. Antoine Laffont. Vous souvenez-vous de lui ?
- Et comment que je m’en souviens ! Un drôle de type que ce client-là !
Sahra jubilait. Le père Giordano n’avait pas perdu la mémoire. Mieux. Ce Laffont l’avait marqué. Elle se préparait peut-être à apprendre un tas de choses sur ce type.
- Parlez-moi de lui. Vous souvenez-vous de son adresse ?
- Si je vous dis que c’était un drôle de type, c’est bien pour ça. Il a refusé de me communiquer son adresse, m’a juste donné un numéro de portable. J’ai eu l’impression que ce gars-là se débarrassait de ses meubles et se moquait de savoir s’ils seraient vendus ou pas. J’ai eu l’impression qu’il liquidait tout pour s’enfuir, sans qu’on puisse le retrouver grâce aux déménageurs. Ça se lisait sur sa figure. Pas franc du collier. Et triste. Oui, triste, comme un type qui vient de traverser un grand malheur. Il avait peut-être perdu un enfant car il y avait plein de jouets dans le lot. C’est bien ça ?
- C’est bien ça !
Le vieux avait une mémoire impressionnante et un sens de l’observation étonnamment développé. Fin psychologue, le père Giordano ! Il devait en savoir plus.
- Ce n’est pas vous qui êtes venu chercher le lot de meubles et d’objets chez lui ?
- Non. Il m’a dit qu’il possédait une camionnette et qu’il m’apporterait tout lui-même. Même pas un copain ou un parent pour l’aider. Il n’a même pas discuté des prix qu’il souhaitait. « Faites pour le mieux », qu’il m’a dit. Ça voulait dire « Je m’en fous ». Vous pouvez vendre tout ce capharnaüm et empocher l’argent. Vous ne le reverrez jamais.
Sahra hésita quelques secondes.
- Et pour cause, lui répondit-elle, si c’est bien lui, il est mort il y a quinze ans, assassiné avec sa femme. Par leur fille.
- C’est parce qu’ils lui avaient piqué ses jouets, plaisanta le vieux, en riant à gorge déployée.
« Facétieux avec ça ! », se dit Shara, de plus en plus épatée par l’ancien brocanteur.
- Et vous n’avez aucune idée de l’endroit où il habitait ?
C’est alors que la jeune femme qui avait imaginé être au bout de ses surprises resta bouche bée en entendant la réponse du vieil homme.
- J’ai peut-être une petite idée là-dessus. Je veux bien vous la confier si vous allez m’acheter en douce un paquet de cigarettes. Et des allumettes.
Il y avait des jours comme celui-là où il fallait s’attendre à tout. Allait-elle céder à ce qui ressemblait à un caprice de vieillard sénile ? Et s’il mettait le feu à sa chambre ? L’espace d’une seconde ou deux, elle hésita. Qu’allait-il exiger d’autre à son retour ? Qu’elle lui montre sa culotte ou, pire, qu’il exige de toucher son intimité ? Une de ces lubies de vieillard priapique, même pas vicelard mais tout simplement déphasé. Elle finit par s’exécuter.
- Je reste là à vous attendre. Des brunes, lui lança-t-il, alors qu’elle s’éloignait. Sans filtres surtout !
A son retour, Giordano était toujours là. Il s’était même assoupi. Elle glissa discrètement le paquet de cigarettes ainsi que la boîte d’allumettes entre la cuisse du vieux et le rebord du fauteuil. L’ancien brocanteur se réveilla et lui adressa un sourire de reconnaissance.
- A présent, j’ai bien mérité que vous me répondiez. Savez-vous où il habitait ?
- Il n’était pas bien futé. Il est venu déposer son bric-à-brac avec sa camionnette. Sur le côté, il y avait encore les traces d’une inscription. Vous savez, avec ces lettres autocollantes. Elles avaient été arrachées mais on devinait encore leur trace. Domaine Saint-Pierre. C’est à Figanières.
- Vous en êtes vraiment sûr ?
- Et comment ! répliqua Giordano. Quand j’ai réussi à vendre un ou deux bibelots, j’ai téléphoné là-bas pour essayer de le contacter et de lui verser sa part sur la vente. On m’a répondu qu’il avait disparu. C’était le régisseur. Il occupait un vieux corps de ferme où était installé le chai et où il logeait. On m’a dit qu’un jour il avait disparu brutalement avec sa famille, sans donner d’explications et qu’on ignorait où il était allé.
- Et ce domaine, comment s’y rend-on ?
Le vieux la considéra avec un peu d’inquiétude dans le regard.
- Ma jolie, si comme vous me l’avez dit, ce type trempe dans une affaire criminelle, vous devriez être prudente. Qu’est-ce que vous allez faire là-haut ? Mener votre enquête ? A quoi ça vous mènera ? Vous ferez mieux d’aller voir la gendarmerie.
Sahra ne put faire autrement que de lui retourner un sourire désabusé.
- Vous savez, monsieur Giordano, dans ma vie, je n’ai jamais été capable du mieux. Quand j’excellais, j’étais tout juste capable du moins mal. Et puis les gendarmes, c’est une espèce qui ne m’a jamais porté chance. Alors, j’ai appris à me passer d’eux quand j’avais des soucis et à me débrouiller seule. J’ai un ami qui a des ennuis à cause de cette affaire. Je cherche à l’aider. Voilà tout ! C’est gentil de vous soucier de moi mais ne vous inquiétez pas. Je ne risque rien.
Le vieil homme lui retourna son sourire, avec au fond des yeux, comme le regret de toute une vie.
- Quand j’étais jeune, c’est une femme comme vous qu’il m’aurait fallu, plutôt que Geneviève, cette bonne à rien qui m’a laissé tomber, après m’avoir fait cette fille qui s’occupe à peine de moi et qui refuse de m’apporter des clopes. Vous, vous êtes quelqu’un. Votre ami a de la chance.
Giordano lui donna des indications apparemment suffisantes pour trouver sans difficulté le domaine Saint-Pierre. Sahra quitta la pièce après un ultime petit geste de la main. Elle y avait mis toute la tendresse dont elle était capable. Un remerciement en même temps qu’un adieu.