Florac, le 3 juin 2006,
Tout au long de l’année, la boutique d’Armand Dutilleul attirait une clientèle fournie, régulière et gourmande, prête à parcourir plusieurs dizaines de kilomètres pour venir acheter ses confitures et ses gelées, « Made in Cévennes », comme l’indiquait malicieusement l’affichette apposée sur la porte du magasin. Son commerce était situé à deux pas de la Fontaine du Pêcher, attraction touristique de la ville et bien nommée pour voisiner avec un marchand de confitures. De la cerise à la pêche, de l’abricot à la groseille, en passant par la figue et le coing, il proposait à ses clients une variété de produits que se disputaient, au-delà des chalands qui fréquentaient sa boutique, les hôtels, restaurants et autres chambres d’hôtes du Gard et de la Lozère. Son magasin était un bijou d’esthétisme, avec ses rayonnages remplis de pots de toutes les couleurs, alignés comme les soldats d’une armée en ordre de marche, leurs couvercles recouverts d’une pellicule de soie blanche festonnée et les illustrations soignées de leurs étiquettes aux motifs variés. Il y en avait pour tous les goûts, toutes les bourses et tous les régimes. Du très sucré à l’allégé, de la confiture à la gelée, du fruit simple au mélange de fruits rouges, chacun pouvait y trouver son compte.
Avec le week-end de la Pentecôte et l’arrivée des touristes, de prospère, son commerce devenait florissant. La boutique ne désemplissait pas et il devait embaucher des saisonnières pour s’occuper de la vente.
Les clients de passage, qui ne le connaissaient pas et qui franchissaient pour la première fois le pas de porte de la Place du marché, pouvaient légitimement se demander ce qui lui valait une telle renommée car, après tout, ce n’étaient que des confitures, comme on en trouvait dans les rayons des grandes surfaces, à la présentation soignée, certes, mais des confitures ! Et pas données, en plus ! Mais, une fois qu’ils avaient mis le pied à l’intérieur de la boutique, leur question trouvait une première réponse : Armand Dutilleul proposait à sa clientèle une féérie, un enchantement pour le regard. Admirer sa collection de pots faisait naître dans le palais une irrépressible envie de goûter, réveillait une gourmandise qui ne trouvait de répit que lorsque le client avait sacrifié à la dégustation que lui proposaient des vendeuses vêtues d’un tablier blanc et portant une coiffe, décorés tous deux à l’enseigne du magasin. C’était alors la suite de la réponse, la révélation, le coup de foudre et la conversion à cet unique credo : Armand Dutilleul était le roi de la confiture.
Le secret de la maison Dutilleul résidait dans une ambiguïté connue des seuls familiers : le maître des lieux qui passait, aux yeux de ceux qui ne le connaissaient pas, pour un vulgaire marchand était en fait un fabricant, un confiturier, formé à la rude école du compagnonnage, rompu aux techniques de fabrication artisanales. Son magasin n’était qu’une façade, la partie émergée de l’iceberg, la vitrine. Les secrets de fabrication étaient jalousement gardés quelque part au milieu de la campagne, dans une minuscule fabrique où nul, en dehors des deux employés, n’était autorisé à pénétrer sans l’accord du maître des lieux. Armand Dutilleul avait délégué la gestion du magasin à ses vendeuses, placées sous l’autorité bienveillante mais vigilante de son épouse, pour se consacrer pleinement à la fabrication de ses produits. Pendant que les deux ouvriers effectuaient les manipulations, de la réception des fruits à la mise en pots, en passant par la surveillance des cuves en cuivre où cuisaient les fruits, Dutilleul s’enfermait dans ce qu’il appelait son laboratoire. Dans cette minuscule pièce où il avait installé un matériel semblable à celui d’un alchimiste, il s’essayait à tester de nouveaux mélanges ou peaufinait ceux qui faisaient déjà les beaux jours de sa boutique et qui allaient conquérir de nouveaux palais. Ce bonhomme bedonnant, proche de la soixantaine, à la mine joviale, était un passionné, un amoureux de son métier, un perfectionniste à qui il arrivait de passer une partie de ses nuits dans cet espace confiné, perdu au milieu de la nature. Quelqu’un qui, d’aventure, se serait promené au milieu de la nuit, sur le chemin étroit qui serpentait dans la garrigue, aurait été étonné d’apercevoir cette petite fenêtre éclairée et plus stupéfait encore de savoir que, derrière ce rectangle lumineux, un homme œuvrait à concevoir et à perfectionner les meilleures confitures du monde.
Armand Dutilleul pouvait se reposer, les yeux fermés, sur son premier ouvrier, Antoine, qu’il avait entièrement formé et qui l’assistait depuis plus de quinze ans. C’était à lui qu’incombaient le choix des fruits, leur dosage, la réussite de leur cuisson et la qualité du conditionnement des confitures. Il était souvent le premier à la fabrique quand il ne lui arrivait pas, régulièrement, d’y rester une partie de la nuit pour achever une cuisson engagée trop tard. Il était secondé par un jeunot, Martin, qu’il formait à son tour et qui, un jour peut-être, s’il recevait l’aval du patron, prendrait la relève. Antoine ne parvenait pas à imaginer qu’un jour la fabrique pût disparaître, avec son propriétaire qui était resté sans héritier. Son espoir résidait dans le fait que, tant qu’il aurait un souffle de vie, Armand Dutilleul poursuivrait son entreprise, vaille que vaille. A moins qu’elle ne fût rachetée mais, lui, n’en avait pas les moyens.
Le dimanche de Pentecôte s’annonçait ensoleillé. Antoine s’était levé à l’aube, au grand dam de son épouse.
- Tu vas bientôt y dormir dans cette fabrique ! lui avait-elle reproché, au moment où il quittait la chambre.
- Je n’ai pas le choix. Le patron voulait lancer une cuisson hier soir. Je lui ai dit d’attendre ce matin, je lui ai promis de m’en occuper.
Il était parti comme un voleur, la tête basse, sans oser regarder sa femme, conscient de lui voler une journée de détente et de vie de famille, au profit d’un vieil égoïste persuadé que le monde entier devait tourner autour de sa passion.
Il venait de monter dans sa voiture lorsque son portable sonna. Sur l’écran, il reconnut le fixe des Dutilleul. C’était Louise Dutilleul.
- Antoine, je suis inquiète. Armand n’est pas rentré cette nuit. Ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Pouvez-vous aller voir à la fabrique si tout va bien ? Je ne serais pas étonnée qu’il se soit endormi sur son bureau. J’espère qu’il n’a pas eu un malaise.
- Je suis en route vers la fabrique, la rassura-t-il. Je lui avais promis d’y aller ce matin pour lancer une cuisson. Ne vous inquiétez pas. Je vous rappelle dès que je serai sur place.
- Ah, au fait, ajouta-t-elle, juste un détail. C’est très curieux. Hier soir, il m’a appelé. Il avait oublié son agenda et il voulait que je lui communique le numéro de portable de votre jeune ouvrier, Martin. Pourquoi ne vous a-t-il pas appelé, vous ?
Antoine faillit lui répondre : « Parce qu’il n’a pas osé me mobiliser cette nuit. Il a préféré appeler Martin qui, lui, n’a pas osé refuser. »
- Parce que nous avions débranché nos téléphones, madame Dutilleul. Il s’est rabattu sur Martin, voilà tout. C’est aussi simple que ça, lui mentit-il.
La voiture roulait à vive allure sur la route qui conduisait à la fabrique. Dix minutes l’en séparaient mais ces minutes lui paraissaient une éternité. « Quelle tête de mule ! pesta Antoine. Il a fallu qu’il lance lui-même la cuisson. Il ne pouvait pas attendre ce matin. Non ! C’était plus fort que lui. » Malgré toute l’affection qu’il vouait à son patron à qui il devait tout, Antoine commençait à être agacé par le comportement de Dutilleul qui glissait tout doucement vers une forme de névrose. Au lieu de se contenter de produire des confitures qu’on s’arrachait à des dizaines de kilomètres à la ronde et qui faisaient de lui l’un des hommes les plus riches du coin, il s’obstinait à vouloir aller toujours plus loin, dans une quête interminable et vaine de la perfection, au risque de martyriser tous ceux qui l’entouraient.
Lorsqu’Antoine stoppa sa voiture devant la fabrique, la Volvo du patron et la mobylette de Martin étaient stationnées sur le petit parking. Les deux hommes étaient encore là. De la vapeur s’échappait de la cheminée. La cuisson n’était pas terminée, ce qui, à pareille heure, était étonnant. Ce qui l’était plus encore, c’était l’absence des deux hommes, dans l’atelier aussi bien que dans le laboratoire. Pas plus de Martin que de Dutilleul, ni dedans, ni à l’extérieur. Antoine se pencha sur la cuve en fonctionnement pour en inspecter le contenu. Son étonnement cessa. Si la cuisson durait toujours, c’est qu’il y avait une bonne raison à cela. Plus personne n’était là pour s’en occuper. Les deux seuls qui auraient pu l’arrêter se trouvaient au fond de la cuve, ébouillantés, confits, caramélisés, après une cuisson de plusieurs heures. Il se précipita pour débrancher la cuve.
Perché en haut de l’échelle métallique, Antoine fixait, sans trop réaliser, les deux corps méconnaissables, tout juste différenciables par leur corpulence, baignant dans une pâte infâme qui sentait le caramel grillé. Il se sentait stupide, désorienté, ne comprenant pas comment ils avaient fait pour se retrouver dans cette cuve où l’on ne pouvait pas tomber par accident. Reprenant ses esprits et contrairement à ce qu’il avait promis, il jugea bon de ne pas appeler Louise Dutilleul, se disant que la gendarmerie se chargerait bien assez tôt de lui annoncer la mauvaise nouvelle. Si la mort des deux hommes lui avait coupé les jambes, ce qui le tracassait avant tout, c’était de savoir ce qu’il allait devenir. Son patron mort, l’avenir de la fabrique était plus qu’incertain. Une chose, par contre, était sûre : Armand Dutilleul ne serait plus jamais le roi des confitures.