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1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 09:40

le christ jauneDans mon deuxième polar, "Le Christ jaune", j'avais voulu rendre hommage aux chiffonniers d'Emmaüs en situant un chapitre dans un de leurs dépôts situé en Normandie. A l'heure où l'on célèbre l'anniversaire de l'appel de l'abbé Pierre, l'extrait ci-dessous sera mon hommage à cet homme et à cette institution qu'il a fondée. Mon personnage principal est à la recherche de toiles anonymes pour le compte d'un mystérieux commanditaire. Si ces quelques lignes vous ont intéressés, vous pouvez commander ce polar en librairie, sur le site des éditions L'Harmattan ou sur Amazon.

 

 

"Le dépôt des Chiffonniers d’Emmaüs était situé à la sortie de la ville au sein d’une zone artisanale où les compagnons de l’Abbé Pierre avaient installé leur bric-à-brac dans un immense hangar qui tenait de la caverne d’Ali-Baba à ceci près que la majorité de ce qu’on y trouvait avait un air défraîchi propre à décourager les plus optimistes. Et pourtant, en dépit de l’heure assez matinale, les chalands étaient déjà nombreux à arpenter ce qui ressemblait à de vagues allées serpentant au milieu d’un amoncellement de choses hétéroclites : mobilier, outillage, vaisselle, matelas, vêtements, pièces de rechange, bimbeloterie et, là où les empilements d’objets respectaient une hauteur raisonnable, des tableaux et des gravures aussi disparates que le reste, accrochés par dizaines aux parois de tôle, formant un surprenant cimetière de la peinture. François Lemel dut déployer des trésors de souplesse et ne pas craindre d’exposer ses vêtements à la poussière ou, pire, aux risques d’accrocs, pour pouvoir s’approcher de ces œuvres, exposées là depuis des semaines, voire pour certaines depuis des mois comme autant de scories ou d’avatars d’une activité artistique ingrate et qui attendaient d’hypothétiques acquéreurs. Pourtant, le galeriste savait que certaines œuvres majeures avaient été retrouvées dans ce genre d’endroit après une errance invraisemblable. Il avait lui-même, dix ans plus tôt, récupéré ainsi, dans un dépôt-vente, l’un des inachevés de Rouault parmi la centaine encore en circulation.

 

Au terme d’un circuit difficile, il dut constater que la toile recherchée ne figurait pas au nombre des œuvres offertes au public et il se sentit gagné par un profond découragement. Avisant une sorte de bureau situé au centre du hangar qui devait faire office de caisse et de lieu d’information, il s’en approcha et interpella la matrone qui l’occupait et qui veillait, à l’aide d’une dizaine d’écrans, à la sécurité des lieux où les larcins devaient être monnaie courante.

 

- Tous vos tableaux sont-ils visibles ici ? demanda-t-il.

- Pourquoi me demandez-vous ça ? crut prudent de s’enquérir le cerbère, d’un air méfiant, craignant sans doute d’avoir à faire à un contrôleur quelconque qui aurait omis de se présenter.

- Parce que je cherche une toile précise dont je sais qu’elle vous a été donnée voici une dizaine d’années.

- Cela fait longtemps, s’exclama la femme apparemment rassurée et qui avait retrouvé un visage plus amène. S’il n’a pas été vendu et si vous êtes chanceux, il est peut-être dans la réserve qui se trouve à l’arrière du hangar. C’est là que nous stockons tous les objets que nous ne parvenons pas à vendre au bout de quelques années. Ensuite, ils sont détruits. Question de place ! Voyez avec le monsieur que vous apercevez là-bas, ajouta-t-elle en montrant du doigt un homme qui avait l’allure d’un superviseur.

 

L’homme le conduisit dans un second hangar, fermé à clef, à peine moins grand que le précédent dans lequel le bric-à-brac avait laissé la place à un fatras épouvantable où chaque mètre cube était compté. Lemel se demanda par quel miracle son guide allait pouvoir retrouver le tableau si convoité dans cet empilement d’objets aussi divers qui montait jusqu’à la charpente. Il fut stupéfait de découvrir, derrière cet environnement chaotique, l’ordre et la méthode avec lesquels ces hommes d’apparence fruste et aux antipodes des canons du management géraient leur fabuleuse nécropole d’objets mieux que ne l’aurait fait n’importe quel chef de rayon d’une grande surface. L’homme se dirigea vers un minuscule pupitre qui occupait le peu d’espace non dédié au rangement, consulta l’ordinateur  qui s’y trouvait et, pianotant avec une étonnante célérité, parvint à extraire  l’information attendue : « Les amoureux », huile sur toile, format 180 par 180, encadrement bois doré à la feuille…. B6, clama-t-il avant de disparaître comme une anguille dans une étroite fente à peine perceptible entre deux piles de tables encastrées les unes dans les autres. Au terme de quelques minutes, l’homme réapparut, se dirigea vers la seule paroi dégagée et, saisissant une manivelle, se mit à la manœuvrer, occasionnant ainsi un curieux mouvement de poulies et de  filins fixés à la charpente en un réseau complexe couvrant toute la surface du local. Soudain, Lemel vit apparaître, au-delà de l’empilement d’objets, un étrange paquet en carton tenu par une ficelle qui glissait inexorablement, pendu par un crochet à l’un des filins. Lorsque le colis fut parvenu au-dessus de leurs têtes, le serviteur d’Emmaüs manœuvra une seconde manivelle pour le faire descendre lentement jusqu’à eux.

 

-Il faudra que vous m’expliquiez, s’exclama Lemel, avec dans la voix une pointe d’admiration.

-C’est simple, répondit son guide, nous avons installé un système pour extraire et déplacer les objets comme vous avez pu le constater. Notre local est organisé comme un damier et nous notons dans l’inventaire les coordonnées du carré dans lequel a été stocké l’objet que nous recherchons. Ensuite, il suffit de l’atteindre en se faufilant dans un réseau de petites galeries que nous seuls connaissons par cœur et de le fixer à un crochet avant de le héler jusqu’ici.

 

Lemel s’en voulait d’être aussi tributaire de ses a priori et de n’avoir pu imaginer qu’au-delà des apparences, l’être humain, s’il lui arrivait à certains moments de toucher le fond de l’abîme, pouvait se révéler être une source d’émerveillement inépuisable. Ces hommes laissés sur le bord du chemin, recueillis à l’état d’épaves, portant en eux et sur eux les séquelles de leur passage en enfer, avaient déployé toutes les ressources de leur courage, de leur volonté et de leur intelligence au service d’une société qui les avaient broyés.

 

- Vous payerez à la caisse dans l’autre hangar, avait précisé celui qu’il fallait considérer comme le magasinier.

- Une sorte de conservateur dans son genre ! s’était plu à conclure intérieurement François Lemel qui avait entrepris de déballer fébrilement le paquet.

 

Le tableau était là devant lui, semblable à la photo du catalogue. Ringard à souhait comme il s’en doutait mais quelle importance ! La seconde étape de sa mission était accomplie. Un plaisir enfantin l’avait gagné, le rendant plus fébrile encore. Une minuscule étiquette collée sur le bord inférieur du cadre indiquait la somme de cinq cents francs. 

 

- Une mise d’à peine plus de soixante-dix euros pour un gain de cent mille euros, songea-t-il.

 

En tendant à la caissière le billet de cent euros, il en ressentait presque un sentiment de honte.

 

-  Gardez tout, se crut-il obligé de préciser.

- Qu’est-ce qu’il a donc de si extraordinaire ce tableau, demanda la mégère qui avait retrouvé un peu de son air méfiant.

- Il a appartenu aux parents de mon épouse, mentit Lemel, de plus en plus mal à l’aise et pressé de quitter l’endroit.

- Vous êtes marié à une fille Flamant ? poursuivit la caissière qui venait de consulter son écran d’ordinateur sur lequel s’étaient affichés les renseignements transmis par le magasinier. Sa femme nous a donné une tonne de choses dont elle voulait se débarrasser et surtout des tableaux. Son mari devait être un fou de peinture. On en a liquidé à peine la moitié. Comment voulez-vous vendre ça ? Personne ne veut s’encombrer d’un pareil volume. Sauf vous mais ça se comprend. Le père Flamant était un marchand de bestiaux bien connu dans le coin. Je croyais qu’il n’avait eu que des garçons !

 

François Lemel ne savait que dire. Sa gorge se nouait et il eut peur que sa confusion se lise sur son visage. Après avoir bafouillé un vague au revoir, il s’éloigna à grands pas, tenant à bout de bras son encombrant tableau.

 

En regagnant le taxi qui l’attendait, le galeriste eut une pensée pour la vieille femme qui traînait sa solitude et sa rancœur au fond de son mouroir. Il revit aussi les visages marqués par la vie qu’il avait côtoyés quelques instants auparavant. Il songea au magasinier et à son étonnante mécanique. A cette mégère impressionnante dont la redoutable mémoire l’avait contraint à fuir. Il pensa au contraste entre sa perception initiale des choses et le cinglant démenti que la réalité lui avait infligé. Il  venait de traverser un univers qui avait remis en cause ses représentations, une autre organisation de la société qui l’avait déstabilisé. Il avait hâte de retrouver son monde et ses repères.

 

Il avait fallu, sous le regard effrayé du chauffeur de taxi, démonter la toile de son châssis et l’enrouler soigneusement pour qu’elle consentît à entrer sans encombres dans l’habitable du véhicule. Il restait ensuite à l’acheminer jusqu’à Saint-Tropez en évitant tout risque de dégradation."

 

 

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