Un extrait de mon dernier polar "Les bavardes" publié chez Wartberg. La maison qui apparaît sur la photo jointe est réellement celle qui a inspiré ce passage. Un bon point : la propriétaire a parfaitement reconnu sa maison à la lecture du roman :
Quelque chose comme de l’inquiétude commence à gagner Vergne. Il ordonne au voisin de ne pas bouger. Il fait tourner la poignée de la porte et pousse. Le battant s’écarte. La porte n’est pas fermée. Instinctivement, Vergne sort son arme du holster qu’il porte sous son blouson. Il achève de pousser complètement le battant de la porte et entame une prudente progression dans la maison. Il traverse d’abord une grande salle qui fait office de cuisine et de salle à manger. Une immense cheminée occupe le mur de droite Une odeur de graillon y règne et la pièce est dans un désordre indescriptible. Il avise deux portes. L’une d’elles, au fond de la salle, ouverte, donne apparemment sur une chambre. Il aperçoit le pied du lit et une chaise sur laquelle sont posés des vêtements. La seconde porte est entrouverte. Une rapide inspection de la chambre et de la salle de bain attenante ne donne rien. Vergne entreprend alors de pousser la seconde porte qui s’ouvre sur une autre salle, elle aussi immense, plongée dans une semi-obscurité car les volets sont fermés.
Ses yeux commencent à s’habituer à la pénombre. Il ne lui faut pas plus de quelques secondes avant d’apercevoir le vieux toubib. Charles Cuisenier gît à même le sol. Le sang qui a coulé de sa blessure et a imprégné la veste de son pyjama achève de sécher sur le tapis. La méchante plaie qu’il porte au niveau du cœur a cessé de saigner.
Vergne est abasourdi. Ce scénario n’était pas prévu. D’abord désorienté, il retrouve très vite ses réflexes de flic. Qui a bien pu assassiner le vieil homme ? Le désordre qui règne dans les pièces donne à penser que le meurtrier a fouillé la maison de fond en combles. Dans la chambre, les tiroirs de la commode sont retournés et leur contenu est répandu sur le sol. Dans la salle-à-manger, le buffet a subi un sort identique. La stupeur de Vergne se transforme en colère. C’est bien sa chance. Le légiste a été victime d’un crime crapuleux au pire moment. Un instant, l’idée lui traverse l’esprit que ce n’est peut-être pas un hasard. Que le meurtre n’est peut-être pas aussi crapuleux qu’il y paraît. On aurait pu tuer Cuisenier pour l’empêcher de parler. On aurait alors fouillé la maison pour trouver ce que lui, Vergne, était venu chercher. Mais, il se ravise. Improbable car, dans ce cas, pourquoi avoir fouillé les tiroirs du buffet de la cuisine. Ce n’est pas là que le vieux toubib aurait pu cacher… Quoi, d’ailleurs ? se demande Vergne. Non, l’idée est saugrenue. Qui pouvait être au courant ? Il ne peut s’agir que de l’acte d’un voleur pris de court. L’arme utilisée plaide aussi en faveur de cette hypothèse. Il est en présence d’un crime crapuleux et c’est le hasard qui a voulu que celui-ci survienne juste avant la venue de Vergne. Devant le corps sans vie de l’ancien légiste, il hésite à sourire de sa paranoïa. Tout cela est pathétique. Et, surtout, il a fait ce long déplacement pour rien.
Vergne ressort de la maison pour annoncer la nouvelle de la mort de Cuisenier au voisin qui attend, le regard angoissé. Il n’a pas l’air surpris.
- Je me doutais que quelque chose ne tournait pas rond. Je pensais simplement qu’il avait pu avoir un malaise. Il nous semblait plus fatigué que d’ordinaire ces derniers temps.
Visiblement, les voisins se préparaient à une mauvaise nouvelle un jour ou l’autre.
- Quatre-vingt onze ans, vous pensez, à cet âge-là, on peut s’attendre au pire ! Mais, comme ça, non, quand même pas. C’est effrayant ! Qui a bien pu faire ça ?
L’oraison funèbre du voisin. Un monument de sobriété et de détachement. A moins que ce ne soit la façon de réagir des gens de la campagne qui gardent leurs émotions cachées au plus profond d’eux-mêmes. N’empêche, il a de l’estomac, le bougre. Son voisin se fait assassiner et c’est à peine si ça le retourne davantage que si le vieux toubib était mort d’une crise cardiaque. On l’a juste poussé de l’autre côté un peu plus tôt. Voilà tout. L’espace d’une seconde, Vergne se surprend à imaginer que le voisin peut y être pour quelque chose. Et puis, non, il n’a pas la tête de l’emploi. Décidément, cet événement le perturbe. Il prend soudain conscience que le temps joue contre lui.
- Appelez la gendarmerie, lance-t-il au voisin qui s’élance aussitôt en direction de sa maison.
Vergne n’accepte pas l’idée d’avoir fait tout ce déplacement pour rien. Il compte bien mettre à profit le temps qui va s’écouler avant l’arrivée des pandores pour jeter un œil dans la maison de Cuisenier. Il se munit d’une paire de gants récupérée dans sa voiture et entreprend la fouille de la maison. Histoire de ne pas polluer outre mesure la scène de crime. Le désordre est tel qu’il ne risque rien à en rajouter un peu. Chaque minute compte et les gendarmes doivent déjà être en route. Dix minutes au plus pour venir de Saint-Céré s’ils ne sont pas déjà en patrouille dans le coin. Il ne sait même pas ce qu’il cherche. Il cherche, c’est tout. Au hasard. Il commence par le bureau qui se trouve dans la pièce où gît le corps. Le contenu des meubles est éparpillé sur le sol. L’ordinateur a disparu. Restent l’imprimante, un lecteur de disquette vide, le modem et les branchements qui pendent misérablement jusqu’au sol.
- Vous êtes là ? crie la voix du voisin à l’entrée.
- N’entrez surtout pas, hurle Vergne. On ne doit pas polluer la scène de crime !
Il ne manque pas d’air, Vergne. Il est en train de la piétiner allègrement. Mais il est flic et ça peut justifier qu’il ne respecte pas les règles, lui. Le voisin devrait pouvoir gober ça.
La fouille ne donne rien. Vergne sent le découragement le gagner. Il fait totalement fausse piste, c’est sûr. Il ne trouvera rien ici. C’est foutu. En désespoir de cause, sachant que chaque seconde qui passe, le rapproche de l’arrivée des gendarmes, Vergne, mu par un réflexe professionnel, promène sa main sous les meubles. C’est alors qu’il décèle, sous la bibliothèque, un objet plat qui semble collé au fond du meuble. Après être parvenu à la décoller de son support, il s’aperçoit qu’il s’agit d’une disquette 3.5 pouces qu’il croyait appartenir à la préhistoire de l’informatique. Sans réfléchir davantage, il la glisse dans la poche intérieure de son blouson. C’est idiot car ce peut être une pièce à conviction et elle appartient à la scène de crime. En aucun cas, il n’a le droit de la soustraire aux enquêteurs qui doivent se trouver à présent quelque part sur la route qui conduit au hameau. Tragos approuverait en disant qu’il faut se fier à ses intuitions, ne pas laisser filer une idée qui passe, la concrétiser, puis la laisser prendre corps et l’exploiter. C’est ce qu’il compte faire, Vergne, sans savoir ce que contient cette disquette. Mais il sait qu’elle doit avoir son importance pour que le vieux toubib l’ait cachée de la sorte. Le temps presse. Les pandores vont être là d’un instant à l’autre. Il jette un dernier regard au corps du vieux légiste dont le visage est baigné par un rai de lumière qui traverse les persiennes. Davantage que de la peur ou de la souffrance, on y lit l’expression de la surprise, voire de l’effarement comme si, au moment de mourir, Cuisenier n’avait pas voulu croire à ce qu’il voyait, comme s’il avait été confronté à l’incroyable. Puis, Vergne décroche et sort de la maison au moment où le fourgon de gendarmerie fait son apparition en haut du chemin.
- Vous leur expliquerez, lance-t-il au voisin éberlué, en même temps qu’il saute dans sa voiture et démarre en trombe.