~~Bertrand Mollier avait rejoint la cellule de commandement au sein de la sous-préfecture. Il se préparait à coordonner les services de secours auxquels il avait ordonné de prendre position aux endroits connus comme les plus sensibles en cas de montée des eaux. C’était l’affaire de quelques heures et le capitaine Mollier se sentait prêt à affronter sereinement cet épisode semblable à bien d’autres qu’il avait déjà traversés dans son passé de responsable des sapeurs-pompiers du Var. Sa cellule de commandement se composait de sous-officiers rompus à ce type de situation et capables, au prix de quelques échanges téléphoniques, de déclencher les procédures prévues. Le calme régnait dans la petite salle où chacun restait rivé aux écrans de contrôle, les écouteurs sur les oreilles et le téléphone satellitaire à portée de main. Tout le monde pensait être prêt jusqu’à l’instant où la nouvelle était tombée : un verrou artificiel, formé sur la rivière Nartuby, avait cédé, libérant sur l’amont des millions de tonnes d’eau. Soudain, la cellule de veille s’était transformée en cellule de crise. La sous-préfète, appelée en urgence, avait regagné la salle où officiait Mollier et dans laquelle la fébrilité avait pris le pas sur le calme qui y régnait quelques instants auparavant. La progression de la vague géante était suivie, minute par minute. Elle dévalait de la montagne, comparable à un tsunami, et menaçait la ville de Draguignan. Il n’avait fallu qu’une poignée de secondes et quelques explications des équipes postées dans les gorges de Châteaudouble pour faire prendre conscience au capitaine Mollier de l’ampleur du désastre qui se préparait. Personne ne pouvait plus rien contre ce cataclysme imprévu et imparable, ni la compétence des hommes postés sur le terrain, ni le matériel mobilisé aux quatre coins de la Dracénie. La destruction et la mort étaient en route. En quelques instants, la lame gigantesque avait tout ravagé sur son passage, inondant les villes situées sur son chemin, dévastant les immeubles, soulevant comme des fétus de paille les voitures et les camions, promenant dans les artères de la ville des arbres arrachés et des objets divers, détruisant les ouvrages d’art, anéantissant les cultures, creusant par endroit un nouveau lit à la Nartuby, broyant les vies comme les objets et ne laissant derrière elle qu’un champ de ruines et de morts. Bertrand Mollier n’avait pas dormi de toute la nuit, survolant le secteur au milieu d’une nuée d’hélicoptères qui hélitreuillaient les survivants réfugiés sur le toit de leur maison ou sur tout édifice encore émergé. Dans la fureur de la tempête qui couvrait le vacarme des moteurs, se jouait un curieux ballet dont Mollier était, bien malgré lui, le chorégraphe, au milieu des éclairs qui zébraient la nuit, sous les rafales de vent et de pluie. Puis, sur le matin, alors que le jour naissant dissipait la noirceur de la nuit et que la tempête se calmait enfin, le capitaine Mollier avait entrepris un nouveau survol de la région, pour constater le spectacle de désolation qui s’offrait aux regards. En ce lendemain de drame, l’heure n’était plus à la prévention mais à la réparation des dégâts causés par ce drame sans précédent. Tout n’était que ruines. L’urgence était de porter assistance aux milliers de sinistrés et de se lancer à la recherche des dizaines de disparus. Alors qu’il posait le pied au sol, son mobile sonna. C’était le major Müller du peloton de gendarmerie de Draguignan qui l’appelait.
- Je crois que vous devriez venir, capitaine. Nous avons fait une découverte macabre et particulièrement dramatique.
- Où êtes-vous ?
- Entre Trans-en-Provence et La Motte. Le secteur est sécurisé. Mes hommes vous guideront. Ils vous attendront à la sortie de Trans sur la RD 47.
Quand Mollier parvint à la sortie du village, il aperçut le Renault Traffic de la gendarmerie qui barrait la route. Deux motards l’accompagnaient. Un brigadier le salua et lui proposa de le suivre sur quelques dizaines de mètres qu’ils parcoururent à pied. Müller l’attendait en bas du talus.
- Je vous préviens, ça n’est pas beau à voir !
Un amas de débris de toutes sortes était venu s’agglutiner sur la berge, dans un fatras de branchages arrachés aux arbres sur le passage de la vague en furie. Au milieu de cet amoncellement d’objets dévastés, Mollier crut identifier des planches qui ressemblaient à s’y méprendre à des morceaux de cercueils. Müller lisait l’effarement sur le visage du pompier.
- Vous ne vous trompez pas. Ce sont bien des cercueils et, si vous regardez d’un peu plus près, vous allez apercevoir des ossements et même des cadavres qui ont dû être inhumés, les uns depuis longtemps et certains depuis peu.
- Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? s’exclama Mollier. - Ce n’est ni plus ni moins que le cimetière de Trans-en-Provence qui a été dévasté. Le courant a retourné la terre, disloqué des sépultures, éventré les cercueils et entraîné ce qu’il y avait à l’intérieur.
Mollier n’en croyait pas ses yeux. La stupeur se lisait sur ses traits tirés par une longue nuit de veille. Plus loin, en effet, en scrutant au travers des planches et des débris divers, on pouvait apercevoir des restes humains et deux corps prisonniers d’un entrelacs de branchages.
- Ce n’est pas Dieu possible ! soupira-t-il.
- Et pourtant si ! répliqua Müller. Mais vous n’êtes pas au bout de vos surprises. Suivez-moi !
A une dizaine de mètres de là, deux militaires étaient occupés à hisser sur la berge un corps, en le tirant par les bras. Il s’agissait d’une femme dont les vêtements étaient couverts de boue et les cheveux pris dans un casque de glaise. Ses jambes longilignes, d’une pâleur cadavérique, étaient marbrées de bleu et de brun. Le pied gauche était nu tandis que le droit était encore protégé par un escarpin. A présent, le corps gisait devant eux, sur la rive herbeuse. Le visage était jeune, autant qu’on pouvait en juger en raison de la terre et des brindilles d’herbes qui le recouvraient.
- Par contre, celle-là était bien vivante quand la rivière l’a emportée ! claironna Mollier.
- Pas si sûr ! lui opposa Müller.
- C’est-à-dire ?
- Capitaine, avez-vous remarqué les marques qu’elle porte au cou ?
L’un des gendarmes qui avaient remonté le corps sur la berge, se pencha à nouveau et dégagea légèrement le col de la malheureuse.
- Bon Dieu ! s’exclama Mollier, on dirait qu’elle a été étranglée !
Tous les témoins présents observèrent durant quelques secondes la dépouille étendue à leurs pieds, dans un silence lourd d’angoisse et de stupeur. Elle portait, autour du cou, des traces de strangulation. Les ecchymoses étaient bien visibles. Puis, Mollier reprit la parole.
- Cette jeune femme n’était pas inhumée dans le cimetière de Trans et n’a pas été victime de la rivière. Je suppose que son meurtrier n’avait pas prévu l’épisode que nous venons de vivre. Je crains qu’il ne faille prévenir le procureur.
- C’est peut-être la disparue de Draguignan ? hasarda un gendarme.
Une jeune femme d’une trentaine d’année avait en effet disparu quelques jours auparavant et, malgré des jours de battues successives et un ratissage de toute la région, les recherches pour la retrouver étaient demeurées vaines. Le Parquet avait conclu à une fugue, à moins qu’il se ne se fût agi d’une disparition accidentelle. Les recherches avaient été arrêtées.
- Il faudra attendre l’autopsie, conclut Müller. Pour le moment, allez me chercher de quoi la recouvrir, en attendant qu’on procède aux relevés d’usage. Pauvre fille ! ajouta-t-il.
Ce fut la première oraison funèbre que reçut la victime.