~Paris, le jeudi 21 août 1572, 11 heures, le matin,
Catherine de Médicis avait suivi la messe de dix heures avec le roi, avant de quitter le Louvre. La litière, portée par huit gaillards en livrée et flanquée d’une imposante troupe de cavaliers en armes, s’acheminait vers le Grand-Châtelet par la rue Saint-Germain-L’Auxerrois. Une nouvelle fois, la reine obéissait aux prédictions de sa voyante favorite qui lui avait annoncé la mort d’un homme dont la dépouille était exposée, depuis la veille, dans la forteresse qui dominait le quartier de la Boucherie et le Pont-aux-Changeurs. - Cet homme connaît la vérité, ma reine. Dans sa cervelle, tu liras tout ce que tu cherches à savoir, lui avait affirmé la voyante. Catherine, qui accordait davantage de crédit aux oracles de ses diseuses de bonne aventure qu’aux propos de tous ses conseillers, n’avait pas hésité un seul instant. Ne voulant pas manquer son cercle de l’après-midi, elle avait consenti à affronter la chaleur de cette fin de matinée pour se rendre dans ce lieu qui, en plus de sa fonction de prison, remplissait plusieurs autres offices, au rang desquels celui de morgue pour les officiers tués dans l’exercice de leur mission. Masson Delforti avait eu droit à cet honneur et reposait sur un coffrage de marbre, les bras repliés sur sa poitrine, tel un gisant, au milieu d’une salle voûtée, dans le sous-sol du Grand-Châtelet. Un simple drap de lin recouvrait son corps, masquant la vilaine blessure reçue trois jours auparavant, rue Garlande. Seule dépassait sa tête, à peine moins blanche que le drap qui venait mourir sous son menton. Ainsi exposé, Masson Delforti avait reçu la visite de tous ceux qui, amis et membres de sa famille, lui vouaient un peu d’affection. Deux hallebardiers montaient la garde dans ce tombeau humide, veillant à ne pas laisser s’approcher les rats qui remontaient de la Seine, attirés par l’odeur de la mort et qu’on voyait, par instants, pointer leur museau à l’entrée des regards d’évacuation. La reine fut accueillie par le bailli, gouverneur de la forteresse et responsable des autorités de justice de la ville, accompagné du prévôt. On avait également requis la présence d’un mage auquel Catherine de Médicis accordait toute confiance et qu’on disait capable de lire, dans l’encéphale des morts, leurs secrets les plus enfouis. Cet homme de grande renommée, que certains, cependant, n’hésitaient pas à accuser de charlatanisme, répondait au nom de Cornélius Pulverini et disait avoir été l’élève de Michel de Notre-Dame. Personne n’avait songé à remettre en cause cette filiation, par crainte de la reine-mère qui ne jurait que par lui. Pour la circonstance, il avait revêtu une robe de velours écarlate, passementée de fils d’argent et ornée d’une chaîne à l’extrémité de laquelle pendait une tarasque en or. Un peu plus en retrait, se tenait Antoine Tasquin, docteur en médecine, disciple d’Ambroise Paré, qui excellait dans la dissection des cadavres. A côté de lui, on avait installé une table sur laquelle reposaient, dans un ordre parfait, toutes sortes d’instruments tels que scalpels, écarteurs et pinces. A l’entrée de la reine, dans un silence religieux, le bailli fit un signe du bras en direction de Tasquin qui s’approcha du cadavre. La tête de Delforti avait été rasée et sensiblement relevée vers l’avant, grâce à un coussin posé sous la nuque. Le chirurgien eut un geste de recul devant l’odeur putride qui montait du cadavre. Puis, prenant sur lui-même, il entreprit de fixer sur le crâne de l’infortuné chef de la milice un appareil semblable à un casque, nanti d’un cerclage qu’il serra à l’aide de deux vis glissées sur les côtés. Puis, actionnant une autre vis, beaucoup plus grosse, il mit en marche un disque qui, tout en se déplaçant le long du cerclage, commença à entamer la boite crânienne. L’assistance restait silencieuse pendant que, sous la morsure patiente de la machine, on entendait craquer la calotte osseuse. Lorsqu’il jugea que la trépanation avait abouti, Antoine Tasquin ôta l’appareil et, d’un geste lent, avec d’infinies précautions, souleva la partie supérieure de la boîte crânienne pour la poser sur la table, à côté de ses outils. On apercevait à présent nettement la masse du cerveau. Chacun retenait son souffle, impressionné par le spectacle. Pulverini s’avança et montra du doigt l’endroit où il souhaitait voir Tasquin inciser la masse cérébrale. Le chirurgien s’empara d’un scalpel et se mit à l’ouvrage. Il n’y avait plus de sang pour irriguer cette masse flasque sur la surface de laquelle les vaisseaux étaient devenus des filets noirs et se muaient, par endroits, en taches brunes. Aymard de Grandfontaine se détourna. Décidément, il ne parviendrait jamais à se faire à ce genre de spectacle que la reine-mère lui avait déjà imposé à maintes reprises. - Alors ? s’impatienta la reine, à l’adresse du mage. - Les tissus sont déjà en partie détériorés, répondit Pulverini mais la disposition des taches est encore lisible. - J’attends ! s’énerva Catherine. - Ce sont bien les Réformés, Majesté, lui annonça le mage. - Et c’est tout ? insista-t-elle. Pulverini avait commandé à Tasquin d’ouvrir plus profondément. Le scalpel avait poursuivi son œuvre. Le cerveau du pauvre Delforti était à présent presque séparé en deux. Le bailli n’observait plus la scène. Il avait ostensiblement tourné les talons et, d’un air désapprobateur, il affectait de regarder le plafond voûté. Au contraire, Desmeliers était ravi et son visage, d’ordinaire si dur, s’était figé dans un sourire presque béat. - Les Réformés, je l’avais bien dit, se permit-il de clamer, en regardant le bailli d’un air triomphant. - Silence ! ordonna la reine. Ce n’est pas terminé ! Continuez, Pulverini ! La mage s’était penché jusqu’à toucher du nez le crâne ouvert. - L’assassin est un Calviniste. C’est sûr. Ils sont même sans doute plusieurs si j’en juge par le nombre des taches. Mais je vois aussi autre chose, à présent. - Vas-tu enfin te décider à être plus précis ? s’emporta Catherine. - Eh bien, ma reine, je vois qu’un homme est venu en ces lieux. Il a posé des questions. Cet homme connaît la vérité. Il est venu ces jours derniers. La reine était rouge de colère. Grandfontaine, qui la connaissait, s’attendait au pire et pressentait l’explosion qui allait s’abattre sur le mage ou sur eux tous, sans distinction. Catherine était capable de colères violentes et, dans ces instants-là, il ne faisait pas bon se trouver dans les parages. - Si tu n’es pas plus précis, je vais te faire jeter au cachot, menaça-t-elle. - Cet homme est venu de loin, reprit le mage. C’est un homme de Dieu. Il connaît le coupable et il est venu récemment ici. Tout est écrit là, ajouta-t-il en posant son index sur la cicatrice dont les lèvres commençaient à noircir. - Qu’on me trouve cet homme ! cria-t-elle à l’adresse du prévôt. Et vous, commanda-t-elle, en se tournant vers Grandfontaine, faites venir ici sur le champ tous les soldats qui gardent cette forteresse. Je veux les questionner moi-même. D’un geste bref, le bailli avait envoyé le prévôt requérir la maigre troupe qui composait la garnison de la forteresse. Au bout de quelques minutes, huit soldats étaient alignés, le long du mur, face à la reine qui promenait sur eux son regard des mauvais jours. - On me dit que vous avez laissé pénétrer ici un homme qui détiendrait des informations de la plus haute importance à mes yeux. Je veux connaître son nom et savoir à quoi il ressemble. Il en va de votre vie ! Les malheureux soldats étaient terrorisés. La réputation de Catherine ne laissait aucun doute sur le sort qu’elle était capable de leur réserver. Avouer qu’ils avaient permis à un inconnu d’entrer dans cette forteresse et qu’ils l’avaient laissé repartir était suicidaire. Nier l’était tout autant car la reine avait en son mage une confiance inébranlable. Les huit gardes étaient surtout étonnés que Pulverini ait pu être informé de cette intrusion. Mage, certes ! Mais quand-même ! - Allez-vous parler, mordieu ? s’écria le prévôt. L’un des hommes, sans doute le plus courageux, s’avança d’un pas et entama une confession. - En fait, Majesté, un prêtre s’est présenté, hier, en fin d’après-midi. Il a prétendu être un parent du défunt, disant qu’il était arrivé de province la veille pour se recueillir sur la dépouille. - Et vous ne vous êtes pas demandé si c’était réellement un prêtre ? Le garde était blême. Il bafouilla. - Euh…..Non, Majesté….. Il en avait toute l’apparence. Il avait l’air si abattu, si sincère. Et, de plus, il a dit ses prières. Nous, on l’a cru. L’homme attendait que la foudre s’abatte sur lui. Au lieu de cela, Catherine s’adressa à l’ensemble de la troupe. - L’un d’entre vous est-il en mesure de le décrire ? - Oui, répondit l’un des soldats, sentant qu’il fallait tout faire pour que la reine oublie la bévue de son compagnon. J’étais de faction devant la porte, avec Muselet, ajouta-t-il, en montrant du menton son voisin qui n’en menait pas plus large que les autres…. L’homme devait avoir une soixantaine d’années, poursuivit-il. Une tignasse qui tirait sur le roux. Il portait une barbe de quelques jours. Il était habillé comme un prêtre qu’il disait être. - Et c’est tout ? tonna la reine. Les huit hommes étaient devenus livides. Ils s’interrogèrent du regard et celui qui en était le chef prit la parole. - J’implore votre pardon, Madame, mais il est venu me voir et m’a demandé s’il y avait d’autres prisonniers à qui il pouvait apporter son réconfort. - Et, naturellement, je suppose que vous lui avez donné satisfaction ? L’homme tremblait. - Nous n’avons qu’un prisonnier ici. Il s’agit du bedeau de l’église des Cordeliers qu’on a arrêté voilà environ quatre mois. - Celui qui avait détroussé deux cadavres ? - Celui-là même. Je n’ai pas eu le cœur de lui refuser la permission de le confesser. Le pauvre bougre est mourant. Il n’en a plus que pour quelques jours. Le dénommé Muselet avait viré au cramoisi, ce qui n’avait pas échappé à Catherine. - Que caches-tu, toi, pour être dans cet état ? lui lança la reine. Aucune chance d’échapper à la confidence qu’il retenait. Le regard de la reine avait suffi à vaincre ses dernières hésitations. Il se lança. - J’ai eu l’impression que ce n’était pas vraiment un prêtre. - Comment cela ? - Avant d’être soldat, j’ai travaillé comme croque-morts à l’Hôtel-Dieu. J’ai souvent entendu les prêtres donner l’extrême onction et faire la prière des morts. L’homme dont on parle n’avait pas la même façon de dire la prière. On aurait dit un pasteur… Oui…c’est ça…un pasteur. Catherine et le bailli échangèrent un regard où se mêlaient de l’étonnement et un soupçon d’inquiétude. Un large sourire illumina le visage du prévôt. - Quand je disais que les Calvinistes étaient là-dessous ! lança-t-il. Tout s’éclaire à présent ! La reine le foudroya du regard. - Bougre d’idiot ! hurla-t-elle. Au lieu de vous réjouir de voir vos prétendues théories confirmées par les impressions du premier venu, vous feriez mieux de vous mettre à la recherche de cet homme. Et vite ! En attendant, mettez-moi ces incapables aux arrêts. Je vais réfléchir au sort que je leur réserve. Elle était sortie en trombe, suivie par le pauvre bailli, contraint de courir et auquel, avant de disparaître dans sa litière, elle avait eu le temps de confier. - Grandfontaine, tout cela est bien fâcheux. Cet homme n’est pas venu pour se recueillir sur la dépouille du milicien mais bien pour rencontrer le bedeau. Cela ne fait aucun doute. Il faut savoir pourquoi et ce que l’autre lui a dit. C’est de la plus extrême importance. Passez outre ce benêt de Desmeliers qui a perdu tout entendement avec son obsession des Calvinistes et faites vite, avant que le prisonnier ne rende l’âme. S’il en a une ! Dès qu’il vous aura fait ses confidences, ordonnez qu’on l’aide à passer à trépas. Ce ne sera jamais que pitié pour lui.
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