~~Nice, le 27 juillet 2011, 17 heures,
A bien y réfléchir et après l’avoir examinée une seconde fois, j’ai dû admettre que je ne connaissais pas cette fille. Mon imagination me joue des tours. Il va falloir que je me ressaisisse, que je ne me laisse plus dominer par mes émotions. Plus facile à dire qu’à faire mais c’est une impérieuse nécessité. Cette fille a été étranglée comme les autres mais, au moins celle-là, je n’ai pas couché avec elle. C’est rassurant. S’agit-il d’une coïncidence ou est-ce le même homme qui ne se contente pas de me suivre et de sévir dans le Golfe mais s’égare jusqu’ici, à Nice, sur mon lieu de travail ? J’ai demandé à Mazard de se tenir en relation avec Fèvre et Chambon qui ont promis de livrer leurs premières conclusions le lendemain. Il appartiendra au légiste de le confirmer mais, à première vue, la fille n’a subi aucune violence sexuelle et aucun préservatif n’a été retrouvé dans la poubelle de la salle de bain. Une singulière différence avec les autres scènes de crime. Après tout, la strangulation n’est pas un mode opératoire original. Un cambriolage qui tourne mal, un malfaiteur qui panique et qui étrangle sa victime, rien que de banal. Un crime comme on doit en recenser quotidiennement en France. Une coïncidence, rien qu’une coïncidence, voilà tout, ce qui ne suffit pas à m’ôter le sentiment d’être harcelé. Le seul élément commun est le mode opératoire : une cordelette, a précisé Fèvre, quelque chose comme une embrase de rideau. Tout cela est troublant mais me conforte, si l’assassin est le même, dans l’idée que je ne suis de toute façon pour rien dans la mort de toutes ces femmes, que ce meurtre n’a rien à voir avec moi. A moins qu’il ne s’agisse d’un avertissement, d’un signal, suprême raffinement d’un pervers qui veut me signifier qu’il se tient là, près de moi, dans l’ombre, et qu’il ne me lâchera pas. Comme il fallait s’y attendre, l’enquête de voisinage n’a rien donné. Mazard et Fauvergue ont interrogé tous les occupants de l’immeuble et le voisinage immédiat. Personne n’a rien remarqué. Chambon situe l’heure de la mort aux environs de quatre heures, heure à laquelle les rues du quartier sont désertes et où les gens dorment. Sauf ceux qui travaillent de nuit ou qui partent très tôt. D’ailleurs, Mazard doit revenir en fin de journée pour interroger ceux qui étaient absents ce matin. J’ai dû me soumettre à une prise d’empreintes pour que Fèvre puisse les éliminer des relevés effectués dans l’appartement. En principe, il n’y aura pas de problème dans l’hypothèse où le capitaine Sénard exigerait un comparatif avec les traces relevées sur les scènes de crime du golfe. Fèvre ne lui livrera que les empreintes non identifiées. Quel crétin je fais !... Car cela ne manquera pas d’arriver. Trop de similitudes ! Marthe Sénard, en vraie professionnelle, ne manquera pas d’établir un rapprochement et de chercher à identifier les points communs. Il faut éliminer l’incertitude, effectuer des comparaisons, des recoupements pour être sûr de n’avoir pas affaire au même tueur. A présent, le moindre meurtre de jeune femme par étranglement, où qu’il soit commis dans la région PACA, sera relié aux meurtres du golfe et à celui de Draguignan. Je suis allé chercher une boisson fraîche dans le distributeur de la cafétéria. La chaleur s’est accentuée et l’atmosphère des bureaux est devenue irrespirable malgré la climatisation qui fonctionne à plein régime. Voilà deux jours que je tourne en rond alors que je suis temporairement investi du commandement d’un groupe attelé à la résolution d’un meurtre. Les membres de l’équipe s’activent sous l’autorité de Mazard sans donner le sentiment de s’interroger sur ce que je fais. Marthe aurait été sur le terrain, avec ses troupes, elle aurait retourné ciel et terre pour dénicher le moindre indice tandis que moi, je m’enferme dans un bureau, seul avec mes vieux démons. Ce soir, je rejoindrai Mazard pour l’accompagner dans l’interrogatoire des quelques voisins absents ce matin, histoire de donner le change. Si je m’en sens capable… Pour l’heure, j’ai besoin de faire le point sur l’ouragan qui dévaste mon esprit et ma vie. Ce meurtre, comme les autres, me renvoie à mes doutes, à mes interrogations sur mon état de santé physique et mentale. Qu’ai-je à voir dans tout cela ? Dans le même temps, j’ai l’impression d’être au cœur de ce dossier et aussi la certitude de lui être étranger. Rien n’est logique, rien n’est cohérent. Six meurtres viennent d’être commis depuis un an, dans une même région. Deux dans lesquels je suis sûr de n’être impliqué en rien et quatre autres qui me touchent de très près et dans lesquels tout me désigne comme le coupable. Si quelqu’un s’en prend à moi et cherche à me compromettre, pourquoi n’obéit-il pas à une logique unique et, surtout, pourquoi ne me livre-t-il pas en pâture à la police ? Quelqu’un a établi un lien entre ces meurtres et moi, quelqu’un qui m’a adressé un message électronique sans équivoque, quelqu’un qui me tient pour le coupable et se contente de m’interroger sur mes éventuels remords. Pour quelles raisons ne m’a-t-il pas encore dénoncé ? Sans doute pour me torturer, me laisser mijoter, m’affaiblir, briser mes résistances et me détruire à petit feu en me maintenant dans l’angoisse. A moins qu’il ne cherche à me pousser à me dénoncer… Je regarde le sac de la victime que j’ai emporté et que j’ai posé sur le coin de mon bureau. Un sac banal, en daim, sans motif, frangé, empli de tout ce qu’une femme peut y accumuler : un portefeuille fantaisie, son téléphone portable, des Kleenex, un trousseau de clefs, un tube de rouge à lèvres, un crayon pour les yeux, une brosse à cheveux et un petit agenda rouge en skaï fermé par un élastique. Plus quelques menues babioles sans intérêt. Pathétique inventaire des auxiliaires d’une vie banale, au cours brusquement interrompu par un psychopathe. Ou par un simple rôdeur surpris en plein cambriolage. J’hésite avant de retourner le sac et de vider son contenu sur mon bureau. Les scrupules sans doute, un peu d’émotion sûrement. Sylvie Delannoy et les autres possédaient, elles aussi, enfermés dans un sac à main, les témoins de leur vie quotidienne, cette bimbeloterie qui les rendait profondément humaines. Les compagnons familiers d’une vie, répandus sur ce bureau sans âme, comme les restes d’une ultime profanation. Que n’ai-je laissé ce redoutable et morbide privilège à Mazard ou à Fauvergue ?
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